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Introduction : La prise en charge des patients sous anticoagulants oraux directs (AOD), anti-Xa ou anti-IIa, présentant une hémorragie ou nécessitant une procédure invasive urgente, a toujours été délicate et complexe puisqu’aucun antidote spécifique n’existait jusqu’à récemment. Dans ce contexte, des propositions françaises du Groupe d’Intérêt en Hémostase Périopératoire (GIHP) de prise en charge des situations peri-opératoires et des hémorragies chez les patients sous AOD, ont été édictées dès 2013 et mises à jour en 2016, suite à la commercialisation de l’idarucizumab, mais elles n’ont pour l’instant jamais été évaluées. Les objectifs de ce travail sont d’une part, d’analyser la gestion des situations d’urgence chez les patients traités par AOD et sa conformité par rapport aux propositions du GIHP et d’autre part, d'identifier les facteurs de risque associés à une évolution défavorable (complication hémorragique, thrombotique ou décès), sur une période de 5 ans, dans notre CHU. Matériel et méthodes : Il s’agit d’une étude observationnelle monocentrique rétrospective, menée au sein du CHU de Rennes. Du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2018, tous les patients chez qui une mesure spécifique de la concentration en AOD, anti-Xa (apixaban et rivaroxaban) ou anti-IIa (dabigatran), a été réalisée au laboratoire d'Hématologie-Hémostase du CHU de Rennes, ont été sélectionnés. Parmi ces patients, ceux traités par AOD et admis au CHU pour la gestion de situations d'urgence définies comme des procédures invasives urgentes, des hémorragies ou des accidents vasculaires cérébraux, ont été inclus. Les données démographiques, cliniques, biologiques, et de traitement ont été colligées à partir des dossiers de patients ou du système d’information du laboratoire. Le suivi des propositions du GIHP ont été évaluées chez les patients présentant un saignement ou nécessitant une procédure invasive urgente. Chez ces patients, une analyse uni- et multivariée a été menée pour identifier les variables associées à la survenue d’une complication hémorragique, thrombotique ou le décès. Résultats : De 2014 à 2018, 2821 mesures de concentrations spécifiques d’AOD (anti-Xa et anti-IIa) ont été effectuées. Parmi ces dosages, 1173 étaient réalisés pour 738 situations d'urgence concernant 677 patients différents: procédure invasive urgente (436 situations), hémorragie (156 situations), accident vasculaire cérébral (49 situations) ou autres (97 situations). Au total, 85,5% des hémorragies et procédures invasives urgentes ont été gérés selon les propositions du GIHP, dont 92% des procédures invasives urgentes et 66% des hémorragies (p<0,0001). Après analyse de régression logistique univariée, une hémorragie (OR=2,96 ; IC 95% [1,84 ; 4,78], p<0,0001), une concentration en rivaroxaban ≥ 200 ng/mL (OR=4,23 ; [1,69 ; 10,55], p=0,0203), la répétition du dosage lors d’une même situation (pour ≥5 dosages : OR=4. 46 ; [1,52-13,08]) et l'utilisation d'un agent de réversion (OR=9,55 ; [2,77-32,88], p<0,0001) sont significativement associés à une complication hémorragique ou thrombotique ou un décès. Le respect des propositions du GIHP est associé à une diminution des complications et décès (OR=0,52 ; [0,30-0,93], p=0,0271), de même qu'une procédure invasive urgente (OR=0,34 ; [0,21-0. 54], p<0,0001), une concentration initiale d’AOD inférieure à 50 ng/mL (OR=0,54 ; [0,33-0,90], p=0,0169) et une hospitalisation dans un service de chirurgie (OR=0,48 ; [0,23-1,00], p=0,0001). Les facteurs associés de manière significative et indépendante aux complications ou décès par régression logistique multivariée sont : l'utilisation d'un agent de réversion (OR=10,26 ; [2,99 ; 35,18], p<0,0001) et une répétition d’au moins 5 dosages lors de la même situation (OR=5,43 ; [1,67 ; 17,66], p=0,0074). L'hospitalisation dans un service de chirurgie est associée à moins de complications ou de décès (OR=0,27 ; [0,12 ; 0,60], p=0,0007). Conclusion : Ce travail est la première évaluation en situation réelle de la gestion des patients sous AOD en contexte d'urgence, incluant à la fois les procédures invasives urgentes et les situations hémorragiques et prenant en compte les concentrations d’AOD. Nous avons montré que l'adhésion aux propositions du GIHP est importante dans notre institution et est associée à moins de complications. Par ailleurs, les situations d'hémorragie ont entraîné plus de complications ou de décès que les procédures invasives urgentes. Enfin, nous avons trouvé une association entre des concentrations plasmatiques élevés de rivaroxaban et la survenue de complications ou de décès, qui n'avait jamais été décrite auparavant et qui mériterait des investigations complémentaires.